Les publicitaires n'auront d'yeux que pour le cerveau en 2012, motivés par une recherche d'efficacité et de [retour sur investissement]. […] Les IRM fonctionnelles semblent appelées à devenir l'outil privilégié des publicitaires en 2012 (1)
Aujourd'hui, la publicité est partout : l'espace public en est envahi, les médias - papier, radio, télé, web - nous en abreuvent jusqu'à l'écœurement, nos boîtes aux lettres physiques et virtuelles débordent. Tous les supports sont utilisés et chacun devient porte-marque.
Selon Jean-Baptiste Godinot, président de l'asbl RESPIRE, nous subissons entre 2500 et 15 000 impacts publicitaires par jour. On en perçoit 15%, on en retient 1%. Chaque Belge dépense en moyenne 300· / an pour la pub dans les quote-parts publicitaires du prix d'achat des produits. Plus un produit est luxueux, raffiné, transformé, industriel, plus la part publicitaire dans son prix est importante. Les investissements publicitaires donnent le vertige : 500 à 1000 milliards d'euros d'investissement annuel au niveau mondial, 30 milliards d'euros en France en 2010 et 3,46 milliards d'euros en Belgique, rien que pour les médias en 2010, soit une multiplication par deux en 10 ans. À titre de comparaison, le budget de l'Union européenne pour les sept prochaines années est de 908 milliards d'euros. Pourtant, les experts s'accordent pour dire qu'un message sur trois manquerait sa cible. C'est dire si les professionnels du secteur cherchent à réduire cet écart et sont à l'affût de ce qui déclenchera immanquablement le réflexe d'achat chez le consommateur.
Un temps, on a considéré que l'acheteur fonctionnait selon une approche en trois phases : acquisition d'informations (cognition), développement d'une attitude favorable ou défavorable (affect) et passage à l'acte d'achat ou non (comportement).
Cette approche centrée sur la recherche et l'analyse d'informations tangibles par le consommateur est maintenant largement nuancée : les spécialistes savent que, pour vendre un produit, il est quasi inutile d'avancer des arguments rationnels. Il faut plutôt toucher nos sens, nos émotions, notre sentiment d'appartenance à un groupe, notre identité, et surtout, notre inconscient. Le consommateur est d'autant plus enclin à consommer qu'il est dans un état d'esprit favorable et que l'ambiance l'y incite. L'ancien patron de TF1 l'avait bien compris : « Pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible. C'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages de pub. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau disponible. » (2)
Rêvant d'accéder à un mode d'emploi du consommateur, les fabricants, distributeurs et publicitaires recourent désormais à des techniques de plus en plus sophistiquées.
Ainsi, via des caméras glissées sous les réglettes des rayons ou dans les vitrines, certains magasins surveillent les comportements du consommateur, à son insu. Des supermarchés reconstitués par des laboratoires testent des consommateurs-cobayes. Dotés d'une liste de courses et d'un budget à dépenser, ils font leurs courses « normalement », munis de lunettes équipées d'une caméra d'eye-tracking. Leurs faits et gestes, mais surtout leurs mouvements oculaires, sont scrutés par des analystes du marketing, qui en dérivent des données instructives : attrait d'un emballage, ordre dans lequel on procède, temps passé devant chaque produit, zones qui attirent le regard mais aussi attitudes et réactions du client. Une hésitation un peu longue pour choisir un produit indiquera qu'il n'est sans doute pas assez convaincant pour un achat au premier coup d'œil.
En 2004, une étude (3) portant sur la préférence pour Coca ou Pepsi a démontré que lors d'une dégustation à l'aveugle la préférence allait à Pepsi alors que lors d'un sondage d'opinion face à la marque, les mêmes personnes avaient préféré Coca. La dégustation à l'aveugle activait la zone du goût tandis que la vue de l'étiquette stimulait celle de la mémoire et faisait appel à toute l'imagerie de Coca-Cola.
Au croisement de l'économie et des neurosciences, la neuroéconomie étudie, notamment grâce aux techniques d'imagerie cérébrale, l'influence des facteurs cognitifs et émotionnels dans les prises de décisions en matière d'investissement, d'achat, de prise de risque ou de consommation (4). Branche de la neuroéconomie, le neuromarketing tente de mesurer la façon dont un produit, une publicité, un « stimulus » affecte notre inconscient et influe sur nos comportements d'achat.
L'imagerie de résonnance magnétique fonctionnelle (IRMF), l'électro-encéphalogramme ou encore l'électromyographie (EMG) sont utilisés par des marques afin de mesurer l'impact de publicités sur le consommateur.
Sous IRMF, des « cobayes » sont soumis à de nombreux stimuli : photos, vidéos, mais aussi odeurs, objets, aliments, etc. On observe quelles zones du cerveau sont activées : le lobe occipital (vue), l'hippocampe (mémoire), le système limbique (émotions), le cortex pyriforme (odorat). Des scientifiques spécialisés en neurosciences analysent les interactions entre ces zones, qui, croisées avec l'inconscient et la prédétermination sociale, conditionneront le comportement. Les stimuli ayant activé les zones du plaisir et les circuits de la récompense seront privilégiés par l'entreprise pour orienter ses stratégies et campagnes de marketing afin de les rendre plus efficaces.
Les neurosciences permettent désormais de valider ce qui n'était qu'intuition. Jusqu'ici, on avait déjà utilisé la publicité subliminale, qui diffuse des images ou des sons en accéléré, de sorte qu'ils ne sont pas perçus consciemment par les cibles. Pourtant, des IRM indiquent clairement que le cerveau en a retenu quelque chose. Cette impression de « déjà vu », de familiarité fait baisser la vigilance, incitant à l'achat d'un produit dont on se serait sans doute méfié autrement. Toutefois, si les spécialistes s'accordent pour dire que la publicité subliminale peut activer nos besoins physiologiques comme l'envie de boire suite à des images subliminales de boisson, elle ne semble pas pouvoir orienter massivement nos choix vers une marque particulière.
Selon Martin Lindstrom (5), un des gourous du neuromarketing, les pubs actuellement les plus percutantes sont celles sans logo, qui dissimulent les marques mais s'arrangent pour être identifiables. Ainsi, certains écouteurs blancs et design sont tellement typés qu'ils sont immédiatement identifiés de marque Apple. Désormais, le produit révèle la marque. C'est l'avènement du symbole qui crée une résonnance imparable dans notre mémoire. Il sera d'autant plus difficile d'y résister que cela s'attache à des processus inconscients d'identification, d'appartenance à un groupe, qui devient amplificateur d'une pub rampante, en réseau, relayée par les pairs, sans que cela ne coûte rien à la marque. Redoutable d'efficacité.
Mac Donald's a testé sous IRM des odeurs afin de déterminer laquelle positionnait la marque comme « saine ». L'odeur plébiscitée a été introduite dans des produits d'entretien et utilisée à l'insu de la clientèle dans des restaurants européens du groupe. Résultat : une amélioration de 7% de la perception de la marque. La chaîne se défend d'avoir manipulé ses clients. Il s'agissait juste d'un test, et l'expérience aurait été abandonnée car cela aurait obligé à modifier la formulation des nettoyants et par conséquent la chaîne de production. Quel crédit porter à ces affirmations ?
Il existe actuellement plus d'une centaine d'entreprises de neuromarketing dans le monde, principalement aux USA mais aussi en Belgique. Les industriels peuvent dépenser jusqu'à 120 000 · pour une étude de neuromarketing et un test IRM coûterait quelque 1000· par personne. A ce prix-là, seuls les plus riches y ont accès. Kraft Food, Danone, L'Oréal, Colgate, Coca-Cola, Pepsi Co, Unilever, Mac Donald's et beaucoup d'autres grandes marques, de même que des sociétés de transport, des banques et des assurances y recourent, bien qu'elles s'en défendent, craignant que cela nuise à leur image. En effet, ces nouvelles techniques sentent le soufre, car on y parle clairement de manipulation, ce qui les entraîne dans le collimateur d'associations de consommateurs comme Commercial Alert.
Au-delà des techniques, que penser de ces scientifiques, et notamment médecins, qui mettent leur expertise au service du commerce, voire créent carrément leur entreprise privée de neuromarketing ?
Le marché potentiel est juteux, l'équipement et les compétences tellement rares et chers que le nombre de laboratoires privés est insuffisant pour répondre à la demande potentielle de l'industrie. On peut dès lors s'émouvoir de l'utilisation à des fins mercantiles de matériel, de labos et de compétences scientifiques financés sur fonds publics. Entre appât du gain et enjeux de santé publique, comment être sûr que ces moyens techniques et intellectuels ne seront pas confisqués à des patients dont la santé en dépend ?
Ce risque est renforcé par l'interdiction des IRM à finalité commerciale en France, dont les entreprises confient leurs études en la matière à des laboratoires étrangers, notamment belges.
Une interdiction de l'IRM « commerciale » en Belgique serait-elle une solution pour alléger la pression sur les équipements publics ? Pas sûr : en France, l'industrie parvient à contourner la loi en demandant, par exemple, à des laboratoires publics d'étudier, sous IRM, des réactions à des composants potentiellement allergisants et autres parfums. On ne parle pas de neuromarketing mais c'est pourtant l'objet des recherches.
Autre sujet d'inquiétude : manipuler les foules n'intéresse pas que les publicitaires. Aux USA, des analyses indiquent que républicains et démocrates ne réagissent pas de la même manière aux images du 11 septembre. D'autres portent sur la mesure des effets d'éléments du discours, de l'attitude de l'homme politique, repérant ainsi ce qui « marche » pour emporter l'adhésion des foules. Dans de mauvaises mains, ces techniques pourraient aboutir à un marketing idéologique et à des dérives anti-démocratiques, voire totalitaires.
Enfin, il ne faut pas que le consommateur soit conscient d'être manipulé sans quoi il devient méfiant. Agir sur l'inconscient à l'insu du sujet constitue une atteinte à la liberté car cela le prive de son libre arbitre, de toute possibilité de résistance ou d'opposition.
En matière de résistance à ces techniques, deux écoles s'opposent. L'une estime qu'il faut les ignorer afin de ne pas se faire influencer. Le simple fait de décrypter la pub pour la comprendre nous mettrait déjà sous influence. L'autre plaide pour qu'on la regarde bien en face, qu'on l'analyse, qu'on en démonte le fonctionnement pour comprendre sa mécanique et mieux y résister.
Face à l'omniprésence de la publicité et à l'essor du neuromarketing, écoconso est convaincu qu'il faut aider le consommateur à être plus autonome et conscient. C'est pourquoi, depuis 2012, nos campagnes sont placées sous le signe du décryptage de la publicité, appliqué à une thématique annuelle (les produits d'entretien en 2012).
Par ailleurs, voici quelques conseils pour entrer en résistance :
On n'a pas attendu les techniques d'IRM pour manipuler les gens et les faire consommer. C'est le propre du marketing. Toutefois, si certains gourous prétendent pouvoir apprendre aux marques à lire dans le cerveau de leurs cibles, les neuropsychiatres qui gardent des distances saines avec le commerce soutiennent que le cerveau, extrêmement complexe, est loin d'avoir livré son mode d'emploi. Ainsi, la théorie selon laquelle il y aurait dans le cerveau un bouton d'achat qui n'attend qu'à être actionné est une simplification outrancière de son fonctionnement, à mettre en parallèle avec ces théories qui voudraient qu'on ait la bosse des maths, des langues, voire du crime. Toutefois, le concept du bouton d'achat est très « vendeur » dans les cercles entrepreneuriaux prêts à tout pour gagner des parts de marché. Le désiromètre et le bouton d'achat dans la tête du consommateur pourraient bien se révéler des leurres agités par les entreprises de neuromarketing. L'éléphant du neuromarketing accoucherait au final d'une souris et ceux qui croyaient apprendre les recettes infaillibles de la manipulation seraient les premiers manipulés !
Enfin, il ne faudrait pas diaboliser les neurosciences. Avant de servir le marketing, elles travaillent prioritairement à une meilleure connaissance du fonctionnement du cerveau et de ses pathologies. Elles représentent un espoir immense pour le traitement des maladies d'Alzheimer, de Parkinson ou encore l'épilepsie. Là sont leurs vrais défis pour le 21e siècle.
Article rédigé par Sylvie Wallez
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